Discours du lauréat du Prix Littéraire NDS 2014, M. Atiq Rahimi

Neuvième nuit

C’était la nuit. La neuvième nuit. La plus pesante, la plus silencieuse. Sous la blancheur des neiges, dans la noirceur des temps, la terre avait perdu ses limites.
C’était la nuit. La neuvième nuit.
Le passeur avait déclaré :
La neuvième nuit, nous passerons la frontière.
Clandestinement, en silence, nous approchions de la frontière. Tous fugitifs quittant notre terre natale. Chacun à cause d’un être, d’une chose, d’une parole...
C’était la nuit. La neuvième nuit.
Nous parvînmes à un col. Le passeur s’écria :
Arrêtez-vous un instant ! Regardez en arrière !
Tous s’arrêtèrent. Tous regardèrent en arrière.
C’est ici le dernier regard sur votre terre.
La terre, sous la blancheur des neiges, dans la noirceur des temps, elle était devenue invisible.
Rien que les traces de nos pas.
Tous pleurèrent. Puis nous courûmes vers la frontière.
L’un de nous avait ralenti. Il s’arrêta. C’était un homme de petite taille, il était sans bagages et avait marché toujours plus lentement, plus péniblement que les autres. L’homme s’assit au pied d’un rocher. J’allai vers lui pour l’aider à se relever et à courir vers la frontière avec les autres. Il dit froidement :
Pour aller où ?
De l’autre côté de la frontière !
Pour quoi faire ?
Mais pourquoi alors avoir fait tout ce chemin ?
À cause des mots. En fuyant j’avais pris avec moi tous mes mots pour les emporter de l’autre côté de la frontière.

Des mots ? Quels mots ? me disais-je quand l’homme répondit à mon désarroi : Toute cette poésie que la terreur et l’oppression rendent inutile, je l’avais dissimulée au fond de mes yeux. Tout à l’heure quand le passeur nous a dit de regarder en arrière et nous avons regardé et pleuré – les mots s’en sont allés avec les larmes. Ils ont glissé sur le sol. Ils ont disparu dans la neige. Sans eux, où que j’aille, je serai un étranger, plus étranger que les étrangers !

Je retournai à l’endroit où l’homme avait pleuré. Ses larmes avaient fondu la neige et rendu la terre boueuse. Je pris une poignée de boue et revins auprès de l’homme qui me souriait avec amertume. Il me dit :
On ne peut plus séparer les mots de la terre !

Il s’adossa au rocher et me fit comprendre qu’il voulait rester seul. Mais moi, pétrifié, je restai planté devant lui. L’homme souriait toujours. Son sourire me rongeait. J’allais me mettre à courir vers la frontière quand il dit :
Je m’appelle Atiq.
Atiq ?! Es-tu mon homonyme ou mon double ?
Ni l’un ni l’autre. Toi, tu es tout simplement mon nom.

J’eus peur. Je le laissai là et me mis à courir.
De l’autre côté de la frontière je trouvai une étendue recouverte de neige, blanche comme une feuille de papier.
Pas une empreinte.
Pas un mot.
Et des marges égarées dans la noirceur des temps.

J’ai vécu cette histoire, il y a presque trente. L’exil était et restera pour toujours cette page blanche qu’il faut remplir. Tout ce que je crée n’est d’autre chose que cette écriture. Et je suis devenu ce que j’ai écrit, pour faire la mienne cette devise indienne qui dit « ce que pense l’homme, il le devient ».

Lorsque j’ai commencé à écrire sur cette page blanche de l’exil, loin de moi le rêve de venir un jour à Istanbul pour recevoir un prix littéraire.
D’ailleurs quelques mauvaises langues me disaient qu’après le prix Goncourt il fallait attendre un certain temps et publier encore quelques livres pour avoir un autre prix littéraire !

Bien que le prix de Notre Dame de Sion me soit attribué en dehors de la France, mais comme formidable lien culturel entre La France, mon pays d’adoption, la Turquie mon pays de déterritorialisation, pour reprendre l’expression deleuzienne, et mon pays natal, l’Afghanistan, il représente pour moi, une grande valeur en dehors de toute concession politique et économique.

Je tiens à exprimer toute ma gratitude d’abord à mon éditeur, Paul Otchakovsky Laurens qui, représenté aujourd’hui par Vibeke Madson, a permis à mes pas errants dans l’exil de laisser leurs traces sur la page blanche de mes livres ; à mon éditeur turc ; aux élèves du lycée Notre-Dame de Sion, aux membres du Jury, ainsi qu’à la France, représentée par son Excellence M. l’Ambassadeur.
Je remercie aussi Mireille Sadège, et mes amis présents ce soir à mes côtés.